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                                          Du 23 septembre au 6 octobre 2019

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Politique de l'eau: le nouveau code des eaux saura-t-il répondre à la crise de l'eau en Tunisie? /Par l'Observatoire Tunisien de l’Economie.
Rédigé par Imen Louati et Camille Balcou
«... La Tunisie vit au rythme de l’intensification des coupures d’eau depuis 2016. Si celles-ci débutaient souvent à l’approche de l’été et se limitaient à certaines régions, elles ont fini par se généraliser sur toute l’année et sur la totalité du territoire, que ces régions disposent ou non de ressources hydrauliques mobilisables, comme le montre le dernier recensement de l’Observatoire Tunisien de l’Eau. La moyenne de fréquence d’interruption de l’eau potable est de plus d’une semaine. Ces coupures d’eau sont alors d’importants déclencheurs de mouvements sociaux : en 2018, plus de 180 protestations ont eu lieu durant l’été ayant comme motif l’accès à l’eau potable ou d’irrigation. Au premier semestre 2019, l’eau est également l’une des revendications majeures des mouvements sociaux, à une différence près: cette année sera peut-être l’année de la finalisation du nouveau code des eaux.En effet, si les conclusions de l’étude sur l’eau potable et l’assainissement en Tunisie financée par la Banque Mondiale ont été délivrées en 2009, la proposition de réformer le cadre législatif qui y figurait ne s’est concrétisée qu’en 2014 avec une première proposition d’un nouveau code des eaux... En mai 2019, 10 ans après les premières initiatives, la version finale du code des eaux est enfin déposée au conseil ministériel, qui, s’il l’approuve, sera ensuite déposé à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP).Ce nouveau code serait-il alors l’outil législatif approprié pour sortir de cette crise de l’eau ?De l’amendement vers la refonte, un nouveau code des eaux s’est imposéLa ressource renouvelable totale en eau est estimée à 4,8 milliards de m3 par an en Tunisie dont 2,7 milliards pour les eaux de surface et 2,1 milliards pour les eaux souterraines. Environ 450 m3 sont disponibles par habitant et par an, ce qui place la Tunisie, selon l’OMS, dans les pays à très forte pénurie en eau. De plus, les ressources en eau sont très inégalement réparties sur le territoire, avec 81% des eaux de surface se situent dans la partie Nord, 11% dans le centre et 8% dans le sud. La moyenne annuelle de pluviométrie varie de moins de 100 mm à l’extrême sud à plus de 1500 mm à l’extrême nord du pays, ce qui a induit d’importants dispositifs de gestion et de transfert de l’eau. La construction de barrage et lacs collinaires ainsi que de puits et forages ont permis la maitrise des ressources en eaux de surface et souterraines pour répondre aux besoins socio-économiques du pays depuis son indépendance, tout en assurant un certain équilibre interrégional, avec un impressionnant taux de desserte d’eau potable de 100% et de 92% dans les zones urbaines et rurales respectivement, et l’aménagement de 435 000 hectares de périmètres irrigués.Ainsi, depuis les années 70, les ressources en eau ont été mobilisées de manière systématique. Cette politique de gestion de l’offre sur laquelle est basée le code des eaux de 1975 a mené à un important taux de mobilisation, qui a atteint 98% des ressources hydrauliques mobilisables en 2015. Par ailleurs, cet important effort de mobilisation de l’eau a abouti à une gestion de l’eau étatique et centralisée, dominée par le Ministère de l’Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche.Or, la demande en eau sera en augmentation dans les années à venir avec la croissance économique et démographique, mais également la menace du changement climatique : les précipitations vont à la fois fortement fluctuer et globalement diminuer. Une étude du World Resources Institute (WRI) classe la Tunisie 33e sur 167 des pays qui seront les plus touchés par le stress hydrique.De plus, les infrastructures ont largement besoin d’investissement : en 2012 les pertes en eau dans la production totale auraient fortement augmenté (21.1% contre 17,7% en 2008). D’importantes fuites dans certaines régions sont constatées, avec entre 30% et 50% de l’eau qui passe dans les conduits considérée comme perdue.En milieu rural, les coupures sont de plus en plus fréquentes, et 300 000 personnes n’auraient toujours pas accès à de l’eau potable, que ce soit en raccordement individuel ou en bornes fontaines.La question de la soutenabilité hydrique du pays est donc parfaitement pertinente et devient même urgente à cause de la faible marge de manœuvre qu’a actuellement la Tunisie par rapport à ses ressources hydrauliques mobilisables. D’autre part la mobilisation des ressources en eaux non conventionnelles, comme par le déssalement, reste limitée du fait des importantes retombées environnementales que cette technique peut induire ainsi que son coût ingérable. De plus, la politique de transfert des eaux entre les régions peut causer des problèmes entre ces mêmes régions dans le cadre de la décentralisation et dans le contexte de la disponibilité actuelle des ressources.La remise en question des modèles de gestion utilisés jusqu’à aujourd’hui, ainsi que du code des eaux actuel qui repose sur la gestion de l’offre, sans prendre en compte la nature des ressources hydrauliques du pays ni les enjeux des changements climatiques, ne peut non seulement plus répondre aux problématiques actuelles et futures de l’eau en Tunisie mais pourrait même aggraver la situation; d’où le besoin urgent de mettre en place un cadre législatif approprié.En réalité, la remise en question du cadre législatif a débuté durant les années 90 accompagné d’un changement d’approche avec un passage d’une politique de gestion de l’offre à une politique de gestion de la demande, qui incluait notamment des programmes d’économie d’eau, de gestion participative des aménagements hydrauliques et d’une tarification de l’eau qui soit davantage corrélée au coût d’exploitation. Cette politique a abouti à une baisse moyenne de la consommation en eau à l’hectare avec une augmentation de la productivité de l’eau.D’autre part, à partir des années 2000, la Tunisie a commencé à céder à l’ouverture mondiale des marchés de l’eau au secteur privé, mais aussi aux incitations et conditionnalités de prêts de la Banque Mondiale (BM) afin de promouvoir les partenariats public-privé (PPP) pour le service d’assainissement des eaux. Elle a notamment autorisé l’octroi de concessions pour l’exploitation des ouvrages de l’Office National de l’Assainissement (ONAS). Ainsi, la réutilisation des eaux usées traitées, la valorisation des boues et des biogaz des stations d’épuration peuvent être octroyés à des opérateurs privés pour une durée maximale de 30 ans.Pour les services d’approvisionnement en eau potable seul le déssalement de l’eau de mer et de l’eau saumâtre sont concernées par des PPP même si actuellement la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) continue de gérer ce processus. Mais les directives proposées par la BM pour la Tunisie, comme la création d’une instance de régulation ainsi qu’une réforme institutionnelle nécessitent une véritable refonte législative, et la multiplication des textes législatifs n’a fait que compliquer la gestion du service de l’eau. Le pays est alors passé de l’amendement du code des eaux de 1975 à une refonte totale du code.Plusieurs versions du nouveau code des eaux mais toutes dans le même espritLe Centre National des Etudes Agricoles rattaché au Ministère de l’Agriculture a débuté en 2009 une étude sur le sujet qui a abouti en 2012 à la mise en place de la première version du nouveau code des eaux. Cette version a dû être remaniée pour prendre en considération la constitutionnalisation du droit à l’eau prévu par l’Article 44 de la constitution de 2014... Suite à la décision de mettre en place une commission spéciale dédiée à la concrétisation du nouveau code des eaux et la coordination avec les autres commissions agricoles concernées, une version publique a été déposée en 2015 sur le portail national de l’information juridique pour consultation. En 2016, une version actualisée a été présentée en conseil ministériel restreint. La prise en considération des ajustements proposés par les ministères et les institutions concernées, ainsi que ceux d’experts et de membres de la société civile choisis, ont abouti en 2017 à une nouvelle version du code accompagnée de dispositions législatives et rectifiée par le conseil juridique du Premier Ministre ...La version « définitive » du code des eaux sera donc déposée pour approbation au niveau du conseil ministériel, 10 ans après le début du projet.Le nombre important de versions et de modifications qui ont eu lieu depuis 2009 prouve l’importance de l’eau et les tensions que sa gestion peut susciter. Néanmoins, malgré la multiplicité des versions de ce code, des éléments essentiels ont surgi dans le débat général autour de ce nouveau code des eaux. En effet, si ce nouveau code des eaux a qualifié l’eau de « patrimoine », en lien direct avec les impératifs de développement durable et la notion de bien commun en harmonie avec la Constitution de 2014 et son Article 44, le nouveau code ne concrétise pas ce droit et ne veille pas, par des mécanismes clairs, à son application. De plus, si ce nouveau code des eaux intègre les changements climatiques, il ne donne pas d’importance aux cas extrêmes, alors que les inondations survenues fin 2018 à Nabeul et la gestion chaotique de cette catastrophe naturelle sont encore dans les mémoires.D’autres points ont été critiqués par la société civile, mais deux points ont fait beaucoup couler d’encre : les articles du code en lien avec les PPP dans le service de l’eau et l’intégration de la notion de l’eau virtuelle (i).L’eau virtuelle, un concept utile dont la politisation peut être néfasteUn des concepts récemment utilisé par les pays en pénurie d’eau est celui « d’eau virtuelle ». L’eau virtuelle est un concept créé dans les années 90 qui permet de mesurer la quantité d’eau nécessaire pour fabriquer des objets ou biens de consommation. L’eau y est dite « virtuelle » car elle est largement invisible : ainsi si un être humain a besoin de boire 2 litres d’eau par jour et nécessite de 25 à 100 litres pour ses usages domestiques, il a besoin de 1 000 à 6 000 litres par jour via sa nourriture.Ce principe d’eau virtuelle a été imaginé comme solution au déficit en eau dans certains pays, et comme un outil de gouvernance de l’eau : un pays dépourvu en ressources en eau peut importer non pas directement de l’eau mais des produits à forte concentration en eau virtuelle. Il existerait donc des pays « importateurs » et « exportateurs » d’eau virtuelle. La Tunisie est, malgré ses ressources en eaux très limitées, largement exportatrice d’eau virtuelle : entre 2 et 3 milliards de m3 selon les études.En effet, le pays importe 8100 Mm3 /an d’eau et en exporte 9760 Mm3/an, dans les deux cas largement en eau bleue et avec une domination des produits agricoles, et toujours en grande majorité depuis ou vers l’Europe. Cependant selon Chouchane et al. (2013), le pays a préservé ses ressources en eau car s’il avait produit les biens importés, cela lui aurait coûté plus d’eau que l’eau virtuelle importée car la productivité de l’eau de la Tunisie est faible. Si le pays avait produit tous les biens importés, cela aurait nécessité 10 700 Mm3/an. Ainsi si le pays a « perdu » 9760 Mm3/an d’eau par l’exportation, il a « sauvé » 10700 Mm3/an en ne produisant pas ces biens. La notion d’eau virtuelle est donc largement liée au commerce. Bien qu’intéressant pour son aspect écologique, en informant sur la quantité d’eau cachée derrière chaque produit ou mode de consommation, le concept d’eau virtuelle est nettement marqué par son approche néolibérale qui suit la logique des avantages comparatifs, c’est-à-dire que chaque pays doit produire et exporter les produits pour lesquels il est comparativement le plus performant, enfermant ainsi les économies dans des productions spécifiques. De plus, il condamne les pays peu dotés en eau (comme la Tunisie), à une très forte dépendance à l’égard du marché mondial, ce qui semble peu viable sur le long terme. En effet, les matières premières sont les produits les plus volatils en termes de prix, mais sont aussi marqués par une tendance à la hausse avec la demande mondiale croissante. Ce système est plutôt manipulé par les multinationales alimentaires qui contrôlent les prix notamment en gardant de gigantesques stocks, détenant ainsi une large part du marché. Ainsi, l’application du concept d’eau virtuelle implique de moyens financiers suffisants pour acheter cette eau virtuelle.L’importation de produits alimentaires avec l’application directe du concept d’eau virtuelle peut aussi placer le pays dans une dépendance politique avec ses partenaires commerciaux: les effets d’un embargo ou de restrictions peuvent être dévastatrices, tel que celui qu’applique l’Inde sur le Bangladesh, deux pays aux relations diplomatiques tendues alors que le Bangladesh dépend très fortement de l’eau virtuelle indienne.Par ailleurs, l’application du concept d’eau virtuelle implique forcément l’existence de surplus alimentaires sur le marché mondial. Or, la Tunisie est largement dépendante des conditions climatiques pour assurer un surplus alimentaire pour son exportation.
De plus, l’eau n’est pas le seul facteur de production. En effet, l’agriculture connait une crise sans précédent en Tunisie: qu’il s’agisse de ressources en eau, en sols ou encore en biodiversité, tous ces facteurs sont en dégradation continue et atteignent leur limite de résilience. Pour ce qui est des importations, le pays se trouve dans une position difficile à cause du manque de ressources financières du pays. Un commerce basé sur le concept d’eau virtuelle ne fera qu’exacerber ces problèmes et va clairement à l’encontre des objectifs de souveraineté alimentaire (iii) du pays, faisant dépendre la population du bon-vouloir du marché mondial. Il reste cependant indispensable de comprendre et d’évaluer la consommation en eau d’un pays. Il serait donc plus approprié de considérer l’« empreinte eau » (ii) des produits qu’ils soient destinés ou non à l’exportation. Ainsi, l’empreinte eau de la Tunisie est de 14 milliards de m3/an en 2010, soit 2200 m3/an/habitant, ce qui la place à 60% au-dessus de la moyenne mondiale. Cette empreinte eau est dominée par l’eau verte (pluviale) et par les activités agricoles ...»-Cliquez  ici




Définitions de l’eau virtuelle et de l’empreinte de l’eau :
(i)Eau virtuelle: quantité d’eau nécessaire pour fabriquer un objet ou un bien
(ii)Empreinte de l’eau: volume total d’eau douce nécessaire pour produire les biens consommés par cet individu, cette entreprise ou cette nation.On distingue trois composantes de l’empreinte eau:
- L’eau bleue, à savoir l’eau douce captée pour les usages domestiques et agricoles, à la surface (lacs, rivières) ou souterraine.
- L’eau verte, l’eau de pluie stockée dans le sol puis perdue par évapotranspiration ou incorporation dans les plantes. Loin d’être perdue, cette eau est utilisée pour les produits agricoles et forestiers grâce à la production en pluvial. L’eau verte est souvent négligée par les études dans le domaine de l’eau, qui se focalisent sur l’adéquation offre-demande en eau bleue, alors que l’eau verte joue un rôle majeur.
- L’eau grise, qui représente l’eau polluée par les processus de production : le calcul prend surtout en compte l’eau utilisée pour diluer l’eau polluée jusqu’à ce qu’elle rencontre les critères qualité.

(iii)Souveraineté alimentaire: il est important de lier les notions d’eau virtuelle ou d’empreinte de l’eau à celle de la souveraineté alimentaire. La souveraineté alimentaire a été définie par le mouvement paysan international Via Campesina comme « le droit des populations, de leur pays ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers » (European Coordination Via Campesina, 2018). Ce concept se distingue alors de la sécurité alimentaire, que la FAO considère être le moment durant lequel « tous les membres d’une société disposent, de façon constante, des conditions physiques et économiques permettant d’avoir accès à une nourriture suffisante, saine et nutritive correspondant à leurs besoins et à leurs préférences alimentaires et leur permettant de mener une vie active et saine » (Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, 1996). La sécurité alimentaire ne regarde pas la provenance des denrées alimentaires, alors que la souveraineté alimentaire favorise des moyens de production et consommation locaux.     


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